La bête, un humanoïde au teint verdâtre et à la carrure d’ancien rugbymen buvant trop de bière de mauvais goût se tenait voûté devant la porte. Un court instant. Juste le temps de sortir une phrase ayant pour unique but de perforer le cœur de ses interlocutrices.

« Si je ne m’excuse pas d’être en retard c’est pour l’unique raison que tu n’es pas en avance. Je refuse de louper mon émission pour ton repas. »

Puis, le rictus sombre, il vient s’asseoir à sa place en attendant d’être servi. Alice ayant subi la scène s’était retrouvée désarçonnée quelques secondes. Juste le temps qu’il faut à son visage pour adopter un trait grave. Juste le temps à son âme d’oublier toutes légèreté. Juste le temps à sa mémoire de lui rappeler qu’elle vit avec un ogre.

Ça lui a toujours fait un choc. C’est quelque chose de totalement inhabituel. Elle pense même être la seule dans cette situation. Bien que certaines de ses rares amies semblent vivre la même tragédie. Non pas avec un ogre bien sûr. Elle est la seule à subir cette étrange cohabitation. Elle en est certaine. Ses amies désespèrent de leurs maris, elles. Et ce doit sûrement être bien pire à vivre. Du moins c’est ce que pense Alice. Comme n’importe qui à sa place elle a bien sûr d’abord cru être folle. C’était d’ailleurs supposé être le cas. Son psychologue a relevé un dédoublement de personnalité lors de son analyse.

D’après lui, Alice subit sa situation. Mariée très jeune, sans emploi elle a passée toute sa vie à attendre son mari jusqu’au jour où il ne rentra pas à la maison. Terrifiée à l’idée de vivre seule. Alice s’est alors imaginée un personnage entièrement fictif pour remplacer son conjoint. D’après son psychologue toujours, Si elle ne se souvient pas de la raison pour laquelle il a disparu et laissé place à cet ogre c’est très certainement car son subconscient a choisi de l’occulter. Ce qui laisse une question en suspens. Est-il mort ? A-t-il fui ? Personne ne le sait. En tous les cas il lui a été demandé de l’ignorer le plus possible le temps d’adapter son traitement. Malgré tout, Alice a décidé de continuer à l’entretenir afin d’être relativement tranquille et d’éviter les cris.

L’ogre s’assoit à table. Attend d’être servi. Goûte son assiette sans broncher. Impose un rictus à Alice qui relève donc la tête.

« qu’est-ce que tu regardes ? »

Alice baissa les yeux. Il lui arrive parfois d’oublier que l’ogre n’aime pas qu’on le regarde manger. Il n’aime pas trop qu’on le regarde tout court d’ailleurs. Sauf le soir, s’il est disposé à poursuivre la soirée. Dans ces moments-là Elle DOIT le regarder.

« Dis-moi. Alice »

Les mots prononcés par l’ogre raisonnent d’une lourdeur intenable imprégnant la pièce. Comme s’il venait de poser des enclumes sur le parquet d’un logement mal isolé. Instantanément la femme se mit à perdre ses moyens.

« O… Oui ? »

« Elle est à quoi cette sauce ? »

« Crème fraîche et… »

L’ogre la coupa

« Et… ?

« Et des champignons. »

« Et… ? »

« Rien d’autre pourquoi ? »

Le corps tout entier d’Alice se mit à trembler..

« On en reparlera tout à l’heure. Jeanne, il se fait tard. Après manger tu iras dans ta chambre. D’accord ? »

Ce n’est pas réellement une question. Malgré le ton qu’il a employé. Elle ne répondra pas, comme à son habitude. Ce qui perturbe le plus Alice dans cette situation effrayante c’est que l’ogre, bien qu’il n’apparaisse que dans son imaginaire, il s’adresse depuis peu à sa fille. D’après le psychologue qu’elle consulte, c’est un fait étrange. Soit toutes deux survivent à un choc émotionnel en utilisant le même procédé. Ce qui est déjà arrivé par le passé. Soit le cas d’Alice est plus grave que prévu. Malheureusement tout cela n’ayant commencé que depuis le début du confinement, la femme ne fait pas partie des cas prioritaires et à part quelques entretiens en visioconférence et une ordonnance pour un traitement léger, elle n’a accès à aucune aide.

Les faits les plus graves avec l’isolement, ce sont les problèmes que l’on a l’habitude de fuir. On se retrouve seul face à soi-même, on ne peut plus sortir, on se retrouve embourbé dans le fumier qui pourri au fond de notre mal-être. Par habitude, l’humain est habitué soit à fuir, soit à chercher de l’aide. Mais lorsqu’autour de ce tas de fumier il n’existe que quatre murs formant une étroite pièce sombre, la seule solution envisageable et de les faire disparaître.

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