Le repas se terminant, Jeanne part dans sa chambre. L’ogre retourne devant le téléviseur et Alice entame la vaisselle, profitant du cours répit donné par la diffusion du téléfilm pour se ressourcer avant la tempête. Elle le sait, après le film l’ogre reviendra régler ses comptes.
Son assiette n’a presque pas été touchée. Seule la viande a été engloutie laissant quelques gouttes de sang imprégner la sauce du riz. Une fois les couverts lavés, essuyés et rangés, Alice observe l’horloge ronde incrustée sur le mur blanc. Encore une heure, environ. Soixante minutes avant qu’il ne revienne. Autant de tranquillité mêlée à l’angoisse de le voir entrer dans la pièce.
Appeler son psychologue. C’est la seule chose qu’Alice aie trouvé à faire pour tenter de se rassurer. Bien que ce soit peine perdue. Après tout, pourquoi pas. Mais à cette heure ? Va-t-il répondre ? Il doit répondre ! Il l’avait promis à Alice tout comme il l’a toujours promis à ses autres patient·e·s. Il reste néanmoins un dernier paramètre à prendre en compte, le lieu de l’appel. Si Alice n’y réfléchit pas, l’ogre risque de l’entendre. Ce serait un drame. Qu’adviendrait-il d’elle si jamais il découvrait qu’elle cherche à sortir de cette situation ? C’est impensable. Non pas qu’elle ne peut l’imaginer, mais elle préfère ne pas y songer au risque de laisser évaporer tout le courage que sa peur vient de concevoir.
Ce sera la buanderie. Lorsque Alice cherche à se cacher , comme tout être humain, son instinct la pousse à se terrer dans un endroit familier. Cette pièce où réside le linge sale et la javel est le lieu qu’elle connaît le mieux après celle où vivent les légumes ainsi que les animaux tués pour se nourrir. De plus elle sait qu’il ne pensera jamais à aller la chercher là-bas. Ce lieu lui est plus étranger que la bienveillance qui lui fait défaut.
Discrètement, Alice ouvre la fenêtre de la cuisine afin d’éviter le salon. Traverse le jardin. S’accroupit pour passer sous les vitres incrustées dans le mur au dos de la télévision. Accède enfin à la buanderie, une chance qu’elle ne soit jamais fermée. Une fois à l’intérieur elle se hâte pour trouver dans ses contacts le numéro du psychologue.
« Mr Martin »
Alice prononce ce nom comme l’on lit un message de paix. Un fameux Bienvenue en zone sécurisée lors d’une invasion de zombie. Le téléphone sonne alors que les questions fusent aussi vite que les coups qu’elle craint de recevoir si l’ogre la découvre.
Biip
« Mais qu’est-ce que je vais lui dire ? »
Biip
« Est-ce qu’il pourra faire quelque chose, au moins ? »
Biip
« Je vais sûrement le déranger pour rien… Mais quelle conne ! »
Puis, plus de bruit. Ni sonnerie régulière, ni répondeur. Dès la première seconde de ce silence, Alice garde l’oreille rivetée sur son téléphone, écoutant le mutisme qui émane de l’objet. Ressentant tout son corps au bord du malaise tandis que l’adrénaline s’estompe. Une deuxième seconde s’écoule le long des parois du sablier.
« Oui, bonjour, Madame Boulant, c’est bien ça ? Il est tard, tout va bien ? »
Alors qu’elle entend enfin la voix rassurante de son interlocuteur, Alice ne peut s’empêcher de laisser un sourire apparaître sur son visage. Peut-être serait-ce là son salut, pour la quelques minutes du moins. Elle lui explique sa soirée, le plus fidèlement possible. Se rendant compte, au fil de son explication, qu’il ne pourra sans doute rien faire de plus que de la rassurer. Et que ça ne durerait certainement pas plus longtemps que la conversation elle-même.
« J’imagine bien votre ressenti Madame Boulant. Il faut que vous compreniez qu’il ne peut rien vous faire. Cet ogre, il n’est rien de plus que le produit de votre subconscient. »
« Oui mais Monsieur, j’ai du mal à faire la part des choses. Il a encore parlé à ma fille ce soir. Elle est allée se coucher juste après le repas, parce qu’il le lui a demandé. Et puis… Il est allergique aux champignons comme mon mari l’était lui aussi. »
« En êtes-vous bien sûre ? N’avez-vous pas interprété les gestes de votre fille en fonction de vos hallucinations ? »
« Je… Je ne sais pas… Vous devez avoir raison. Elle ne parle presque plus depuis… »
Depuis que son mari m’a frappé pour la première fois. Peu de temps avant qu’il ne laisse place à cet ogre. C’est ce qu’Alice souhaite dire. Mais les mots restent bloqués entre ses cordes vocales et sa bouche grande ouverte. L’effroi de ces souvenirs est tel que son corps ne peut se résigner à les exprimer. Ne serait-ce que furtivement.
Démuni, il lui faut tout de même trouver une solution. Réfléchir et agir. C’est le meilleur moyen pour elle de s’en sortir. Il existe des moments dans la vie où parler ne sers plus à rien. C’est pourquoi son regard se vitrifia comme si Alice souhaitait donner le plus possible de ressources à son cerveau afin de dénicher la bonne solution.
« écoutez Madame Boulant… Ignorez-le. Je sais que ce n’est pas facile dans votre situation. Surtout en période de confinement… Après toute cette histoire on prendra un rendez-vous ensemble et je vous aiderais à trouver un emploi… Je suis sûr que cela vous fera le… »
Les oreilles d’Alice ont cessé d’écouter. La femme préfère chercher un moyen de s’en sortir. Ce soir. Elle est lasse d’attendre jours après jours. Lorsqu’on réfléchit à l’impossible. On finit souvent par trouver les solutions les moins acceptables. C’est le cas d’Alice qui, en se souvenant l’issue d’un film d’horreur qu’elle a vue quelques années auparavant s’est imaginée le reproduire pour en finir avec tout ça. Après tout, tuer quelqu’un qui n’est qu’une illusion n’est pas un meurtre en sois. Et une fois mort, l’ogre ne devrait plus être capable de lui nuire.